Égypte ancienne.

 Considéré comme le plus populaire durant la XVIIIème dynastie (vers 1500 avant notre ère) – synthèse des trois papyrus de Berlin. Ici le début seulement pour donner exemple de l'esprit, puis des citations pour que soient présentés les thèmes abordés.

Il y avait une fois un homme, Khounianoupou de son nom, qui était un fellah de la plaine du sel (ouest du delta), et il avait une femme, Nofrît de son nom. Ce fellah dit à cette sienne femme : « Hé toi, je descends en Égypte pour en rapporter du pain à nos enfants. Va là, mesure-moi le grain qui est dans le magasin, du reste du grain de [cette année]. » Alors elle lui mesura [huit] boisseaux de grain. Ce fellah dit à cette femme : « Hé toi, voici deux boisseaux de grain pour tes enfants, mais fais-moi, des six boisseaux de grain, du pain et de la bière (faite à l'aide du pain rassi) pour chaque jour que je serai en voyage. » Quand donc ce fellah descendit en Égypte, il chargea ses ânes de roseaux, de joncs, de natron (carbonate de calcium), de sel, du bois d'Ouîti (sans doute du village de Baouîti), de l'acacia du Pays des Boeufs, de peaux de loup, de cuirs de chacal, de sauge, d'onyx, de la gaude (plante pour teinture jaune), de la coloquinte, du coriandre, de l'anis, du talc, de la pierre ollaire (support de toutes sortes de gravures et bijoux), de la menthe sauvage, du raisin, des pigeons, des perdrix, des cailles, des anémones, des narcisses, des graines de soleil, des « cheveux de terre », des piments, tout plein de tous les bons produits de la Plaine du Sel. »

Lors donc ce fellah s'en fut allé au sud, vers Khininsouton, et qu'il fut arrivé au lieu-dit Pafifi, au nord du bourg de Madenît, il rencontra un individu qui se tenait sur la berge, Thotnakhouîti de son nom, fils d'un individu Asari de son nom, tous deux serfs du maire du palais Marouîtensi. Ce Thotnakhouîti dit, dès qu'il vit les ânes de ce fellah, s'émerveillant en son cœur : « Me favorise toute idole, si bien que je m'empare des biens de ce fellah. » Or le logis de ce Thotnakhouîti était contigu à la chaussée, qui en était resserrée, pas ample, si bien qu'elle n'avait plus que la largeur d'une pièce d'étoffe avec de l'eau sur un côté et du blé sur l'autre. Ce Thotnakhouîti dit à son serviteur : « cours et m'apporte une pièce de toile de ma maison. » Elle lui fut apportée sur le champ et il la déploya à même la chaussée, si bien que le liteau touchait l'eau et l'effilé au blé. Lors donc que ce fellah vint sur le chemin de tout le monde, ce Thotnakhouîti dit : « Fais-moi plaisir, fellah, ne marche pas sur mon linge. » Ce fellah dit : « A faire ainsi que tu dis, ma route est bonne. » Comme il se portait vers le haut, Thotnakhouîti dit « Mon blé ne va-t-il pas te servir de chemin fellah ? » Ce fellah dit : « Ma route est bonne, mais la berge est haute, la route a du blé, tu as barré le chemin avec ton linge. Est-ce que tu ne permets pas que je passe ? » Tandis qu'il lui disait ces paroles, un des ânes prit une pleine bouchée de tiges de blé. Ce Thotnakhouîti dit : « Hé toi, puisque ton âne mange mon blé, je le mettrai au labour à cause de sa force. » Ce fellah dit : « Ma route est bonne, Pour éviter une avanie, j'avais emmené mon âne, et maintenant tu le saisis parce qu'il a pris une bouchée de tiges de blé ! Mais certes je connais le maire de ce domaine qui est le grand intendant Marouîtensi ; c'est lui certes qui écarte tout voleur de cette Terre-Entière, et je serais volé sur son domaine ? » Ce Thotnakhouîti dit : « N'est-ce pas là vraiment le proverbe que disent les gens : « On cite le nom du pauvre diable à cause de son maître ? » C'est moi qui te parle et c'est au maire du palais Marouîtensi que tu penses. Alors il saisit une branche verte de tamarisque et il lui en fouetta les membres, puis il lui enleva ses ânes et les fit entrer dans son champ. Ce fellah se mit à pleurer très fort par douleur de ce qu'on lui faisait, et ce Thotnakhouîti dit :  « N'élève pas la voix, fellah, ou tu iras à la ville du dieu seigneur du silence (Osiris, dont la ville est le tombeau) ! » Ce fellah dit : « Tu m'as frappé, tu as volé ma propriété, et maintenant tu enlèves la plainte de ma bouche ! Divin seigneur du silence, rends-moi mon bien, afin que je ne crie ta crainte. »

Ce fellah passa la durée de quatre jours à se plaindre à ce Thotnakhouîti, sans que celui-ci lui donnât son droit. Quand ce fellah se fut rendu à Khininsouton afin de se plaindre au maire du palais Marouîtensi, il le trouva qui sortait de la porte de sa maison pour s'embarquer dans la cange (bateau à voile sur le Nil) de son service. Ce fellah dit : « Ah ! Permets que je réconforte ton cœur par mon discours. C'est le cas d'envoyer vers moi ton serviteur, l'intime de ton cœur, pour que je le renvoie instruit de mon affaire. » Le maire du palais, Matouîtensi fit aller son serviteur, l'intime de son cœur, le premier auprès de lui, ce fellah le renvoya instruit de son affaire, telle qu'elle était. Le maire du palais Matouîtensi informa de ce Thotnakhouîti les prudhommes qui étaient auprès de lui, et ils dirent à leur maître : « Voire, s'agit-il d'un paysan de Thotnakhouîti qui s'en était allé faire affaire avec un autre, au lieu de faire affaire avec lui ; c'est ainsi en effet, que ces gens-là agissent envers leurs fellah, quand ceux-ci vont vers d'autres au lieu d'aller à eux, c'est bien ainsi qu'ils en agissent. Est-ce la peine de poursuivre ce Thotnakhouîti pour un peu de natron et pour un peu de sel ? Qu'on lui ordonne de les rendre et il les rendra. » Le maire du palais Marouîtensi garda le silence : il ne répondit pas à ces notables, il ne répondit pas à ce fellah.

Quand ce fellah vint se plaindre au grand intendant Marouîtensi pour la première fois, il dit : « Maire du palais, mon seigneur, le grand des grands, le guide de ceux qui sont et de ceux qui ne sont pas, quand tu descends au Bassin de la Justice (un des canaux de l'autre monde) et que tu y navigues avec du vent, puisse l'écoute de ta voile ne pas s'arracher, puisse ton esquif ne pas aller à la dérive, puisse aucun malheur ne venir à ton mât, puissent tes bordages ne pas se briser ; puisses-tu ne pas être emporté, quand tu accostes à la terre ; puisse le flot ne pas te saisir, puisses-tu ne pas goûter aux malices du fleuve, puisses-tu ne pas voir la face terrible, mais que viennent à toi les poissons les plus rebelles et puisses-tu atteindre les oiseaux bien gras ! Car c'est toi le père du manant, le mari de la veuve, le frère de la divorcée, le vêtement de qui n'a plus de mère ! Fais que je puisse proclamer ton nom dans ce pays comme supérieur à toute bonne loi. Guide sans caprice, grand sans petitesse, toi qui anéantis les mensonges et fais être la vérité, viens à la voix qu'émet ma bouche : Je parle, écoute, fais justice, louable que les plus louables louent, détruis mes misères ; me voici chargé de tristesses, me voici désespéré, juge-moi, car me voici en grand besoin ! »

Or ce fellah disait ces paroles au temps du roi de la Haute et de la Basse Égypte, Nabkaourîya, à la voix juste. Le Maire du palais Marouîtensi alla devant Sa Majesté et il dit : « Mon seigneur, j'ai rencontré un de ces fellah, beaux parleurs en vérité, à qui son bien a été volé par un homme qui relève de moi : voici qu'il vient pour se plaindre à moi de cela. » Le roi dit : « Marouîtensi, si tu me veux conserver dispos, traîne-le en longueur, ne réponds rien à tout ce qu'il dira. Quoi qu'il lui plaise dire, rapporte-le-nous par écrit pour que nous l'entendions. Veille à ce que sa femme et ses enfants vivent, et toi, envoies un de ces fellahs pour écarter le besoin de sa maison, fais aussi que ce paysan vive en ses membres, mais quand tu lui feras donner du pain, donne qu'il ne sache pas que c'est toi qui le lui donnes. » On lui servit quatre pains et deux pots de bière chaque jour ; le maire du palais Marouîtensi les fournissait, mais il les donnait à un de ses clients et c'était celui-ci qui les donnait à l'autre. Voici que le maire du palais Marouîtensi envoya vers le châtelain de l'Oasis du Sel, afin qu'on fît du pain pour la femme de ce paysan, dans la proportion de trois mesures par jour.

Ce fellah vint se plaindre pour la seconde fois, disant : « Maire du palais, mon maître, grand des grands, riche des riches, toi qui es le plus grand de tes grands et le plus riche de tes riches, gouvernail du ciel, étai de la terre, corde qui porte les poids lourds, gouvernail ne t'affole pas, étai ne ploie pas, corde ne t'éqhappe pas ! Donc, le grand seigneur prend de celle qui n'a pas de maître (veuve ou répudiée), il dépouille qui est seul ! Ta ration dans ta maison, c'est une cruche de bière, trois pains [par jour], et qu'est-ce que tu dépenses à nourrir tes clients ? Qui meurt meurt-il avec ses gens ? Toi seras-tu éternel ? Aussi bien, c'est un mal, une balance qui ploie, un peson qui perd l'aplomb, un juste intègre qui dévie. (…) Celui qui repousse le mal commet des écarts. »

Le maire du palais Marouîtensi dit : « Est-ce donc pour toi si grand chose et qui te tienne tant au cœur que mon serviteur soit saisi ? »

Ce fellah dit : « Lorsque le boisseleur de grains fraude pour soi un autre se prend à perdre son avoir. Celui qui guide [à l'observance] de la loi, s'il commande qu'on vole, qui donc alors repoussera le crime ? Celui qui écrase l'erreur, s'il s'écarte lui-même de l'équité, un autre a le droit de plier. (…) C'est le ver destructeur de l'homme que ses propres membres (serviteurs) ! Ne dis pas de mensonge, surveille les notables du fisc ; lorsque les servants récoltent leurs herbages, dire le mensonge est une tradition qui leur tient à cœur. Toi qui connais l'avoir des gens, ignores-tu ma fortune ? O toi qui réduis à néant tout accident par l'eau, me voici, moi, sur les voiles du malheur ! O toi qui ramènes à terre quiconque se noie et qui sauves le naufragé, je suis opprimé par toi ! »

Ce fellah vint se plaindre pour la troisième fois, disant « (…) Ta langue est un peson de balance et ton cœur est le poids que tes deux lèvres font basculer. Si tu voiles ta face pour celui dont le visage est ferme, qui donc repoussera le mal ? Hé toi, tu es comme un méchant blanchisseur rapace qui rudoie un ami et qui lie un client qui est pauvre, mais qui tient pour son frère celui qui vient et qui lui apporte [son dû]. Hé toi, tu es le passeur qui passe seulement celui qui possède le montant du droit de péage, et dont le droit de péage [pour les autres] est la ruine. Hé toi, tu es le chef de grenier qui ne permet pas de passer celui qui vient les mains vides aussitôt. Hé toi, tu es un homme-oiseau de proie qui vit des misérables petits oiseaux. (…)

Après que ce fellah eut tenu ce discours au maire du palais Marouîtensi, sur l'esplanade qui est devant la Porte, celui-ci expédia contre lui deux hommes de son clan avec des courbaches (fouets à lanières de cuir), et ils flagellèrent tous ses membres.

Ce fellah dit : « Le fils que j'aime, il dévie donc : sa face est aveugle à ce qu'il voit, il est sourd à ce qu'il entend, il passe oublieux de ce qu'on lui signale. Hé toi, tu es comme une ville qui n'a pas de châtelain, comme une communauté qui n'a point de chef, comme un bateau qui n'a point de capitaine (…)

Lorsque le paysan vint se plaindre pour la quatrième fois, il trouva le maire du palais qui sortait de la porte du temple d'Harchafi, et il dit : « O béni, le béni d'Harchafi et qui vient de son temps, lorsque le bien périt sans opposition, le mensonge se propage sur la terre. (…) Ne sois pas l'enquêteur qui écrase la perfection, ni un cœur rapide [qui se dérobe] lorsqu'on lui apporte la vérité, mais soit fait que tes yeux aperçoivent et que ton coeur se satisfasse, et ne te trouble pas, doutant de ta force, de peur que le malheur ne t'atteigne : celui qui passe outre à sa fortune sera au second rang... imbécile on arrive, ignorant de tout on est consulté, si l'on est comme un courant d'eau qui se déverse, les gens y entrent. O timonier n'affole pas ta barque (…)

Ce fellah v int se plaindre pour la cinquième fois, disant : « Maire du palais, Marouîtensi, mon maître, le pêcheur à la nasse embouteille les perches, le pêcheur au couteau égorge les anguilles, le pêcheur au trident harponne les bayyâds, les pêcheurs à l'épervier prennent les châls, bref, les pêcheurs dépeuplent le fleuve. Hé toi, tu es de leur sorte ; ne ravis pas au misérable son avoir, car sa peine, tu la connais. Ses biens, c'est l'air vital du misérable : c'est lui boucher le nez que de les lui ravir. (…)

Ce fellah vint pour se plaindre la sixième fois, disant : « Maire du palais, Marouîtensi, mon maître, maître silencieux de la ruine, fais que la justice soit, fais que soit le bien ; anéantis le mal, comme vient la satiété qui arrête la faim, l'habillement qui fait cesser la nudité, comme le ciel se rassérène après la bise, et que son ardeur réchauffe tous ceux qui avaient froid, comme le feu cuit les crudités, comme l'eau éteint la soif. (…)

Ce fellah vint se plaindre pour la septième fois, disant : « Maire du palais, mon maître, tu es le gouvernail de la Terre-Entière, qui navigues la terre à ton gré. Tu es le second Thot, qui jugeant ne penche pas d'un côté. O mon maître, te plaise n'assigner un individu [à comparaître au tribunal] que pour les actes qu'il a commis réellement ! Ne restreins pas ton cœur ; il n'est pas dans ta nature que de large d'esprit tu deviennes borné de cœur ! Ne te préoccupe pas de ce qui n'arrive pas encore et ne te réjouis pas de ce qui n'est pas encore venu ! (…) Ton inertie te nuira, ta rapacité te rendra imbécile, ton avidité te fera des ennemis ; mais où trouveras-tu un autre fellah tel que moi ? Sera-ce un paresseux qui, se plaignant, se tiendra à la porte de sa maison ? (…)

Ce fellah vint se plaindre pour la huitième fois, disant : « Maire du palais, mon maître, puisqu'on tombe par œuvre de violence, puisque le rapace n'a point de fortune [ou plutôt] que sa fortune est vaine, puisque tu es violent quand ce n'est pas ta nature de l'être, et que tu voles sans que cela te soit utile, laisse les gens s'en tenir à leur bonne fortune. (…) bon sois bon, vraiment bon, sois bon ! Car la vérité est pour l'Éternité ; elle descend dans l'Hadès avec qui la pratique ? Lorsqu'il a été mis au cercueil et déposé dans le sol, son nom n'a pas été effacé sur terre, et on se le rappelle en bien, en conséquence de la parole du dieu (Thot). (…)

Ce fellah vint se plaindre pour la neuvième fois, disant : « Maire du palais, mon maître, la balance des gens c'est leur langue, et c'est la balance qui vérifie les comptes (c'est par la langue, leur discour, qu'on vérifie la valeur des gens). Lors donc que tu punis celui qui avait mal agi, le comppte est apuré en ta faveur... Lors donc que marche le menteur, il s'égare, il ne passe pas l'eau dans le bac, il n'est pas accueilli... n'assigne un individu que pour l'acte qu'il aura commis en vérité. Il n'y a pas d'hier pour le négligent ; il n'y a pas d'ami pour qui est sourd au vrai ; il n'y a pas de bonheur pour le rapace (…)

Le maire du palais, Marouîtensi, envoya deux hommes de son clan pour que le fellah revînt. Ce fellah donc eut peur et il eut soif (de crainte) que le maire n'agît ainsi afin de le punir pour ce discours qu'il avait tenu, et ce fellah dit : « Écarte ma soif... » Le maire du palais, Marouîtensi, dit : « Ne crains rien fellah. J'agirai envers toi ainsi que tu as agi envers moi. » Ce fellah dit : « Puissé-je vivre en mangeant ton pain et buvant [ta bière] éternellement ! » Le maire du palais, Maouîtensi, dit : « Garde donc [désormais] qu'on entende ici toi et tes plaintes ! » Puis il fit coucher sur une feuille de papyrus neuve toutes les plaintes du fellah jusqu'à ce jour. Le maire du palais, Matouîtensi, l'envoya à La Majesté du roi des deux Égyptes, Nabkaourîya, à la voix juste, et celui lui fut agréable par-dessus toutes choses qu'il y a en cette Terre-Entière, et Sa Majesté dit : « Juge toi-même, mon fils bien-aîmé. » Le maire du palais, Marouîtensi, manda donc deux hommes de son clan pour qu'on lui amenât le greffier, et il lui fit donner six esclaves mâles et femelles, en plus de [ce qu'il possédait déjà en] esclaves, en blé du midi, en dourah (gros mil), en ânes ; en [biens de toute sorte. Il ordonna que restituât] ce Thotnakhouîti à ce paysan [ses ânes avec] tous ses biens qu'il lui avait pris...

Il manque la fin du papyrus et on peut supposer que ce fellah fît encore l'éloge et du maire du palais, Marouîtensi et du Pharaon, qui ont fini par lui donner raison.

Les contes populaires de l’Égypte ancienne.Textes choisis, traduits de l'ancien Égyptien et annotés par Gaston Maspero, Libretto, 2016.